DES PATINS ET DES BOTTES

Hier je suis allé accompagner Jean-Pierre qui rencontrait des élèves de l’école primaire de Saint-Félix afin de les sensibiliser à leur cours d’eau, le ruisseau Beaubec.1 Il leur a parlé des différentes espèces de poissons qui selon le degré de pollution peuvent vivre dans un cours d’eau et leur a montré à l’écran un petit poisson servant à la démonstration. Mais ces enfants étaient davantage préoccupés de savoir si ce poisson avait survécu ou non à son identification par la biologiste. «Oui le poisson est vivant et sera remis dans son habitat.» Bon, maintenant on peut s’intéresser à ses caractéristiques. Ils avaient raison : la vie d’abord et la science ensuite. Les enfants ont cette sensibilité qui nous ramène aux véritables priorités.

Puis madame Dominique, leur enseignante qui, comme c’est son habitude, profitait de son heure de dîner pour les intéresser à leur environnement, leur annonça, qu’au printemps, ils pourront participer, dans le ruisseau Beaubec, à une pêche à la bourolle. «C’est quoi ça la bourolle ?»  C’est une espèce de cage circulaire grillagée dans laquelle est introduite un appât consistant en de la nourriture pour chien de sorte que les poissons entrent mais ne peuvent sortir ce qui donne le loisir d’observer les diverses espèces de poissons tout en les maintenant en vie. C’est bien important de les garder en vie ; n’est-ce-pas. L’identification des petits poissons captés dans le ruisseau permettra de nous informer sur la qualité de son eau. En effet, les différentes espèces sont classifiées en trois catégories selon leur degré de tolérance à la pollution. Ce sont donc de précieux indicateurs.

Mais pour descendre la côte et circuler sur les abords ruisseau, il faut absolument porter des bottes. Pour une raison ou pour une autre, tous les enfants ne possèdent pas leur paire de bottes. Certains risquent donc d’être exclus de l’excursion. Peut-on mesurer la déception ? Il faut être près des petits pour comprendre l’importance de ce détail pour ces enfants qui risquent d’être ainsi discriminés. Il faut leur en fournir, sans qu’il n’y paraisse. Madame Dominique fut chargée de les aviser qu’on en procurerait à celles et ceux qui n’en n’ont pas.

Un événement de ma jeunesse m’a sensibilisé à cette réalité. C’était au début de l’hiver de ma première année au séminaire de Chambly, le père Bruno Dicaire2, ami de ma famille, avait remarqué que l’un de mes confrères de classe était exclu de la patinoire parce que trop pauvre pour posséder une paire de patins. Discrètement, il en parla à mon père qui acheta une paire de patins à mon ami Félix3. Ni mon père, ni le père Dicaire, ne m’en glissèrent un mot. On sait, les jeunes parfois prennent un malin plaisir à se moquer de leurs confrères. Ils ne prirent pas le risque que Félix puisse être humilié.

Aujourd’hui, ils sont tous trois décédés, mais je tiens à leur rendre hommage, car c’est une belle histoire. Ce n’est que plus tard, au cours d’une rencontre d’anciens confrères alors que nous avions dépassé la soixantaine, que Félix me raconta cet épisode de vie dont il avait un souvenir toujours présent à son esprit. Il m’expliqua comment le père Dicaire s’était approché de lui à pas feutrés en lui montrant la paire de patins en ajoutant discrètement : «Voulez-vous les essayer?»4 Et Félix de chausser les patins qui correspondaient parfaitement à sa pointure. Alors le père Dicaire d’enchainer : «Ils sont à vous». Félix put avoir le plaisir de s’ébattre sur la patinoire et de se sentir l’égal de ses confrères.  Je ne sais pas comment mon confrères a su que c’était mon père qui avait défrayé les coûts des patins, mais je sais qu’il en a gardé un souvenir reconnaissant et que cela a contribué à ce que Félix et moi devenions de grands amis.

C’est ainsi que j’appris l’importance du respect de tous ceux qui nous entourent quelle que soit leur condition financière. C’est pourquoi lorsque madame Dominique a signifié à ses élèves qu’on s’assurerait que tous aient des bottes pour la visite du ruisseau, je lui signalai que je pourrais m’en occuper. Après tout, cela me donnerait l’occasion et aussi la chance de me dire : «Tel père, tel fils.»

1 Beaubec : Ce nom vient d’une légende locale relatant la mort tragique d’un indien (amérindien) abénaquis du nom de Beaubec. L’on raconte que, sur la route qui traverse le ruisseau, au passage d’un vallon, aujourd’hui appelé Côte Beaubec, les passants, surtout ceux qui n’avaient pas faits leurs pâques, entendaient des cris terrifiants. De plus, les chevaux s’emballaient et prenaient le mord aux dents.

2Le père Bruno Dicaire, o.m.i. : Son amitié avec la famille datait de ses études au Juniorat d’Ottawa alors qu’il était confrère de cousins Crépeau, soit Romain et Marcel. Il était notre professeur d’anglais.

3Le père Félix Vallée, o.m.i. (1931-2002) : Il fut recteur d’un important collège à Antofagasta au Chili. À son retour au pays, il fut supérieur provincial de sa communauté au Québec et dans l’Ouest du Canada.

4Vous : Il faut noter que, dans ce séminaire, même les éducateurs vouvoyaient leurs élèves. Ces derniers se vouvoyaient également entre eux.

Louis Trudeau                                                                                                       Le 17 mars 2011

 

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