RUE LARTIGUE

Ghislaine et moi avions décidé de vivre parmi les gens pour lesquels nous travaillions. Ghislaine avait trouvé ce petit logement au troisième étage sur la rue Lartigue qui arborait pompeusement son nom de rue. Mais parfois, on l’appelait la ruelle Lartigue du nom du premier évêque de Montréal ; ce monseigneur Jean-Jacques Lartigue dont les québécois gardent un souvenir amer du fait qu’il ne sut pas reconnaitre la légitimité de la cause des siens au cours de l’insurrection de 1837-38. On lui attribua une petite rue obscure écartelée en deux tronçons qui convient très bien à son rôle historique.

Lartigue A.jpgÀ sa façon, cette rue Lartigue, était un îlot de tranquillité dans le Centre Sud. À l’époque, il n’y avait pratiquement pas de circulation étant donné que le côté nord ne débouchait pas et que l’entrée du côté sud était si étroite qu’un piéton et un véhicule ne pouvait y pénétrer simultanément. C’est du moins le souvenir que j’en ai gardé. En cas de feu, les camions de pompiers se devaient de stationner sur le boulevard de Maisonneuve adjacent. Des feux sur la rue Lartigue, il y en eut plus d’un du temps que nous y avons habité. Je me rappelle lors de l’un de ces incendies avoir avisé les pompiers en leur disant : «Il y a des gens qui habitent au deuxième de cette maison ; on ne sait pas s’ils y sont où s’ils sont absents.» Heureusement, il n’y avait personne.

Il régnait une atmosphère particulière dans cette petite rue. Il était intimidant pour les étrangers de s’y aventurer. Le peu d’inconnus qui osaient y pénétrer ne se sentaient pas les bienvenus. Ils étaient vite repérés et observés avec méfiance. La rue, pour ainsi dire avait ses gardes du corps. Une fois j’arrivai exceptionnellement à notre logement au cours de la journée. La vieille dame d’en face me dit : «Votre femme, elle est venue, elle s’est changée et elle est repartie.» Jules César avec son veni, vidi, vici, ne fut pas plus expéditif que Ghislaine dans les circonstances.

Notre porte était la première à l’entrée de la rue. Un long escalier qui apparaissait presqu’à la verticale conduisait à notre logement du troisième. Heureusement qu’il y avait ce palier du deuxième qui nous permettait de reprendre notre souffle. Mais c’était excellent pour le cardio. Lorsqu’un rare visiteur sonnait à la porte, il y avait cette corde attachée à la barrure qui nous évitait de descendre jusqu’en bas et nous permettait de déverrouiller la serrure ou si vous préférez de retirer le pêne de la gâche pour permettre à la personne d’entrer.

Au premier vivait un monsieur Tremblay. Ce dernier, étant donné que les compteurs d’Hydro-Québec des trois logements étaient installés chez nous ne nous faisait pas confiance. De temps à autre, il se pointait à l’improviste pour vérifier s’y nous n’avions pas bricolé les fils de manière à lui refiler (c’est le cas de le dire) une partie de notre consommation d’électricité. Le pauvre, il ne s’imaginait pas que je n’y connaissais rien en matière de conduits électriques. Mais à part cela, c’était un bon voisin à qui nous disions bonjour en passant.

Au deuxième, il y eut plusieurs locataires. Au début, c’étaient des gens qui faisaient du bruit, beaucoup de bruit. Les partys s’y succédaient à la queue leu leu. Puis il y eut ce garçon qui lui ne faisait du bruit que deux fois par année. Une fois à l’automne lorsqu’il actionnait le moteur de sa motocyclette pour la faire grimper chez lui pour l’hiver et bien entendu, une autre fois au printemps pour la redescendre. Les voisins du deuxième qui, bien malgré eux, nous révélèrent les caractères particuliers de la rue, furent ce couple qui à leur arrivée eurent la malencontreuse idée de fixer un cadenas à leur boite aux lettres. Ce fut l’insulte suprême. Les gens de la rue ne le prirent pas, mais pas du tout. Ils se mirent à harceler ces nouveaux arrivants au point que ces derniers durent déménager au bout de quelques mois. Irrités, ces derniers me dirent : «On ne reste pas ici, on s’en va demeurer ailleurs.» Quelques temps après, je les retrouvai sur la rue voisine. Le ¨ailleurs¨ n’était tout de même pas très loin.

C’est ainsi que nous, qui étions également des étrangers, devions être plutôt discrets et polis pour nous faire accepter. Heureusement qu’en fin de semaine, nous allions changer d’air à la campagne. En effet, l’air dans le bas de la ville, n’était pas très pur. Pour nous en convaincre, la corde à linge était un excellent indicateur. Elle était tellement chargée de suie que nous n’avons jamais osé l’utiliser de crainte que notre linge soit plus sale après le séchage qu’avant le lavage. Sur le coin de notre galerie aboutissaient au moins trois cordes à linge et nous devions permettre aux voisins de venir de temps à autre huiler la roulette afin d’éviter ces éternels grincements si caractéristiques.

Lartigue B.jpgMême si les véhicules ne circulaient guère dans la rue Lartigue, elle avait tout de même ses bruits bien à elle. Surtout durant les chaleurs de l’été. Pour pouvoir dormir la nuit, il fallait bien laisser les fenêtres ouvertes. Les gens de la rue eux, suffocants dans leur logis, préféraient s’assoir à l’extérieur et jaser entre eux de sorte que les échanges verbaux nous parvenaient comme une rumeur constante de murmures, de paroles étouffées, d’éclats de rire et de jurons. C’est ainsi que le vrai monde savait s’approprier leur environnement. Au printemps, l’on entendait une expression typique : «Le trottoir va être bon bientôt.» C’est alors qu’ils sortaient leurs chaises berçantes sur le trottoir et se berçaient, et se berçaient tellement qu’à certains endroits l’on pouvait remarquer deux rainures parallèles dans le ciment creusés par les berceaux (patins) de leurs chaises. À l’été, ils s’accotaient sur le rebord de leur fenêtre, appuyés sur un oreiller pour faire la jasette avec les voisins, plus souvent avec les voisines. Il y avait aussi des événements spéciaux. Je me rappelle lorsqu’il y eut cette fameuse série du siècle Canada-Russie au hockey, les voisins avaient installés leur télévision dans la rue et regardaient, rivés à leur écran, le déroulement de la partie. Chaque fois que le Canada faisait pénétrer la rondelle dans le filet de l’adversaire, ils se levaient et chantaient en chœur l’O Canada.

C’est en hiver qu’arriva un événement dont je me rappelle particulièrement. Il y avait grève chez les cols bleus de la Ville de Montréal. À cause d’un problème de conduite d’eau dans une rue voisine, l’on avait du interrompre le service de gaz naturel. Sur la rue Lartigue, plusieurs logements étaient chauffés au gaz. Parmi ceux-ci, il y avait celui de cette vieille dame qui demeurait en face de chez nous ; celle qui m’avait dit : «votre femme, elle est venue, elle s’est changée et elle est repartie.» Oui cette vieille dame sympathique. Elle n’avait plus de chauffage depuis plusieurs jours et cela devenait intolérable. Moi qui m’occupait à l’époque des personnes âgées, je me suis investit d’une responsabilité à l’égard de cette dame. Je décidai d’entreprendre une guérilla téléphonique en m’adressant d’abord à Gaz Métropolitain, puis au syndicat, puis à la Ville de Montréal. L’on me référait d’un bureau à l’autre en me répondant que le problème ne relevait pas d’eux, mais de tel autre et ainsi de suite. Plus ma frustration augmentait, plus mon impatience devenait à fleur de peau, plus je me faisais persistant. Je commençai à menacer de saisir les médias de l’affaire. Vous voyez ça d’ici : «Un conflit entre le syndicat et la ville menace la santé des personnes âgées et peut-être même leur vie.» Ça fait une belle manchette. C’est ainsi que je finis par aboutir, toujours par téléphone, au bureau de monsieur Lucien Saulnier, le bras droit du maire Jean Drapeau. Là, on me répondit qu’on allait tenter de faire quelque chose. Quelques heures plus tard, les ouvriers s’affairaient à faire les réparations. Ce soir-là, la vieille dame d’en face put dormir au chaud et en toute quiétude. En somme ce fut comme une avant-première des services essentiels qui n’existaient pas encore et dont le bien fondé social n’est pas remis en question et c’est tant mieux.

Lartigue C.jpgComme partout ailleurs, tout n’était pas figé sur la rue Lartigue. Les choses évoluaient. Il y eut ce propriétaire qui décida de donner un air de Provence à sa maison en y installant une toiture imitant les tuiles rondes en terre cuite. Un attrait pour les curieux. Un petit parc, remplaçant une maison démolie, vint embellir le paysage. Les résidants de la rue en prenait bien soin et y arrosaient les fleurs. J’y apportai ma contribution en rapportant quelques pierres décoratives de la campagne. Il y avait également ce jeune homme, notre ancien voisin du 2e à la moto, qui déménagé un peu plus loin, fumait de temps à autre un joint en compagnie de ses amis. Nous lui étions reconnaissant parce qu’il avait bien voulu nous louer le seul espace de stationnement existant dans la rue.

Puis après notre départ, la rue déboucha sur le côté nord suite à une autre démolition. Il semble bien que maintenant les camions de pompiers peuvent y circuler. On n’arrête pas le progrès. Finalement, je me rends compte qu’on lui a donné l’appellation d’avenue. A-t-on voulu ainsi ennoblir son statut ? Je n’en sais rien, mais ma rue Lartigue demeurera toujours aussi attachante dans mon souvenir.1

1Merci à Simon pour les photos.

Louis Trudeau                                                                                                           Vers septembre 2010

 

 

 

Un commentaire sur “RUE LARTIGUE

  1. Encore une preuve qu’avoir une tête dure n’est pas seulement qu’un défaut!
    On peut dire que c’est fort probablement même une qualité commune aux Trudeau.
    Du moins ceux que je connais!😉

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