«POUR CEUX QUI RESTENT»

 

Récemment, je me suis rappelé ces dimanches matins au Séminaire Oblat de Chambly. C’était au cours de l’année 45 ou 46 ; le père responsable de la salle d’étude nous installait une radio et nous écoutions avec intérêt les histoires de Félix Leclerc qui furent par la suite édités dans trois volumes, soit Adagio (contes), Allegro (fables) et Andante (poèmes). Félix n’était pas encore connu pour ses chansons de troubadour, mais nous savions qu’il avait étudié à l’Université d’Ottawa dirigé par les Oblats ce qui en faisait un auteur plus près de nous. L’émission commençait invariablement par une courte mélodie interprétée, sans accompagnement. L’on entendait une voix grave et chaude : Il existe une clef magique…Je ne me rappelle pas du reste, mais ce fut la première chanson que j’entendis de Félix Leclerc et cela bien avant, le «Moi mes souliers» et le «P‘tit Bonheur».

Adagio_Leclerc.jpgParmi tous ces récits, il y en a un qui, par le hasard des circonstances des liens de parenté, retient plus particulièrement mon attention. Ce conte on le retrouve dans Adagio. Le titre est : «Pour ceux qui restent». Un étudiant de 17 ans va reconduire ses camarades à la gare et, comme deux autres de ses copains, lui ne part pas, il va passer les vacances de Noël esseulé à s’ennuyer entre les quatre murs de son institution d’enseignement étant trop pauvre pour se payer le voyage vers son patelin lointain. Il revient au collège, tourne en rond en cherchant à se distraire et à combattre sa peine lorsqu’un prêtre va à sa rencontre et entame une conversation.

Un homme l’observait tout près de la grande porte là-bas; un homme en soutane avec le grand crucifix qui lui allait bien, un homme tout petit tout humble […]

Le prêtre s’approcha sans un mot, sortit un paquet de cigarettes, en offrit une comme on en offre à un homme, alluma la cigarette de l’enfant comme on fait entre égaux et fuma […] tout simplement.

  • Les aimes-tu ?
  • Oui
  • Cigarettes américaines.
  • Ah !
  • Froid dehors
  • -Non […]

Et leurs yeux se rencontrèrent; des yeux tranquilles qu’il avait, le prêtre, de bons yeux qui voulaient dire : « Tu sais, tes guenilles, ta pauvreté, ta solitude, je connais ça par cœur, je me souviens; j’ai souffert et quand je te vois, je recommence. Partageons, sans gêne, comme des frères malheureux.»

Et le prêtre s’en alla comme il était venu; tout bas, tel un bon conseil, un frôlement d’aile, une note de harpe, une brise…vous savez ce que je veux dire. Et l‘enfant sentait confusément en dedans de lui, bien au fond, où est la souffrance, quelque chose qui s’agitait : c’était l’éclosion de l’homme.

Il faut relire au complet ce texte de Félix plein de compréhension humaine. Un texte qui nous fait découvrir comment deux êtres peuvent se reconnaitre en peu de mots. Dans ce texte, comme dans l’ensemble de son œuvre, Félix Leclerc se révèle dans son authenticité. Il dit les choses comme il les pense. Si parfois, il veut que nous en tirions des leçons, c’est qu’il nous transmet ses valeurs. Si certains y voit une tendance à être moralisateur, libre à eux de l’analyser sous cet angle mort. L’empathie, la fraternité, la compassion, ne sont-elles pas des valeurs universelles.

Dans la biographie de Félix Leclerc, il est dit : « En 1931, il entreprend des études en Belles-Lettres et Rhétorique à l’Université d’Ottawa que la crise économique force cependant à abandonner en 1933.» À cette époque, l’Université d’Ottawa, même en ayant se charte d’université, n’était pas, dans les faits, autre chose qu’un collège classique. Né à l’été 1914 Félix, devait alors avoir dans les dix-huit ans. De plus il n’est pas étonnant qu’il n’ait pas eu les moyens de se rendre dans sa famille pour les vacances de Noël étant donné qu’il était à Ottawa et que sa famille demeurait à La Tuque en Haute-Mauricie1.

Dans ce texte où l’enfant ne peut être que lui, Il ne cache pas son admiration pour ce prêtre sans prétention qui lui fait comprendre que c’est en traversant les vicissitudes de la vie que l’on devient un homme, un vrai. Mais quel était donc ce prêtre avec le grand crucifix ? Il semble bien qu’au fil du temps, dans les écrits officiels, ce prêtre sans prétention, soit demeuré incognito. À l’occasion de mes recherches, j’ai lu sur internet le commentaire suivant : «un vieux prêtre d’un collège classique qui n’est pas nommé, mais qui pourrait bien être celui que Félix a fréquenté à Ottawa, fraternise avec un collégien, qui ne peut se rendre dans sa famille, à l’occasion des vacances de Noël».

De fil en aiguille ce récit me conduit à ma belle famille. En effet, cet humble prêtre qui eut une telle influence sur Félix Leclerc, c’était un oncle de mon épouse Ghislaine, c’était le Père oblat Arcade Guindon,2 qui fut toujours apprécié dans la famille pour sa simplicité, son dévouement et son authenticité. Tout le monde l’appelait familièrement le Père Cade. La bonté du Père Cade était proverbiale dans son entourage. Il était très présent à sa famille. Chaque année, il publiait un répertoire avec adresse et numéro de téléphone remis à jour dans lequel il soulignait les mariages, les naissances et faisait l’éloge de celles et ceux qui avaient quitté ce monde

Père Cade vers 1983.jpg
Le Père Cade ; vers 1983

En 1933, le Père Cade était à peine au début de la trentaine puisqu’il est né en 1903. Semble-t-il qu’il possédait déjà cette personnalité empreinte de calme, de bonté et de sagesse que l’on a l’habitude d’attribuer au vieil âge puisque qu’on parle de lui comme d’«un vieux prêtre». Le père Cade avait sans doute reconnu le talent et la sensibilité de ce jeune étudiant qui lui accorda une affection bien sentie et qui garda des liens avec le Père Cade. C’est ainsi que des photocopies d’une lettre que Félix lui avait adressée circulait dans la famille.3

Cette histoire me touche personnellement car elle me rappelle qu’au début de mes études à Chambly, les vacances de Pâques se passaient entre les murs de l’établissement. Ce n’est qu’en versification, suite aux nombreuses épidémies de grippe, que les autorités décidèrent de nous envoyer à la maison pour quelques jours. Certains confrères, demeurant trop loin, ne pouvaient se rendre dans leur famille. C’est ainsi qu’il me fut donner d’accueillir chez moi, un confrère un peu plus jeune qui, je crois, demeurait à Rivière-Ouelle ; peut-être à Trois-Pistoles. Mes frères et sœurs l’avaient fraternellement accueilli comprenant bien la tristesse qui avait envahi cet «enfant».

1 Comment se fait-il que Félix Leclerc, originaire de La Tuque, se soit ainsi retrouvé si loin de son patelin natal ? Peut-être pourrions-nous trouver la réponse dans son roman Pieds nus dans l’Aube.

2Père Arcade Guindon o.m.i. né le 15 novembre 1903 à Clarence Creek (Ontario). Ordonné prêtre le 3 mai 1930. Affecté à l’Université d’Ottawa en 1933. En 1987, il publiait encore son Répertoire de Famille. Il est décédé en 1989. Il était l’oncle du Père Roger Guindon o.m.i. qui fut recteur de l’Université d’Ottawa et qui donna une impulsion remarquable à cette institution de haut savoir.

3Une photocopie de cette lettre nous a été transmise à Ghislaine, mon épouse, et à moi. J’ai cherché, cherché partout et partout dans mes nombreuses filières et documents sans parvenir à la retrouver. Mais, elle est en quelque part.

Louis Trudeau                                                                                         le 19 novembre 2019

2 commentaires sur “«POUR CEUX QUI RESTENT»

  1. Merci pour ce beau texte qui nous ramène aux valeurs fondamentales de la vie.
    La fin de l’histoire m’a fait sourire il est sûrement quelque part ce texte…

    Envoyé de mon iPad

    J’aime

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