HISTOIRE D’UN FEU ANNONCÉ

NDRL : Ce texte est le 100è publié sur mon blogue. Je profite donc de l’occasion pour vous remercier vous qui me lisez, vous qui êtes par le fait même des amis et des proches. Pour l’occasion j’ai pensé vous offrir cet événement particulier de mon histoire familiale. N’en doutez pas, elle est tout â fait vraie.

A gauche notre maison, l’hôtel voisine. Photo des années 1920.

Nous demeurions à Delson, village ouvrier, village multiethnique avant même que le terme soit inventé, village ferroviaire s’il en est un. En effet, Delson vient de Delaware and Hudson, compagnie ferroviaire américaine qui y avait son terminal. Ce dont je me souviens lorsque j’atteignis l’âge de raison, c’est-à-dire vers 6 ou 7 ans, l’âge où il fallait confesser ses péchés, c’est que ma mère disait  sur un ton de découragement: « Nous ne peinturerons pas la cuisine parce que nous allons passer au feu ». Ou encore : « Il ne sert à rien de faire telle ou telle réparation, car nous allons passer au feu ». Toutes les décisions familiales étaient prises en fonction de cette certitude : « Nous allons passer au feu ». C’était très humiliant pour mes parents d’être ainsi paralysés dans leur désir d’améliorer la maison, car tous deux avaient plein de projets  et ne reculaient jamais devant les tâches à accomplir.

Nous vivions dans la certitude de passer au feu, mais nous ne pouvions savoir quand et à quel moment de la journée ce malheur nous tomberait dessus. Je ne saurais dire combien de temps cela a duré, mais certainement assez longtemps pour que ça s’imprègne dans la mémoire. Alors, ne me demandez pas pourquoi j’ai toujours eu peur du feu. Il en est de même pour ma sœur Julia. Elle craint tellement le feu que lorsque je suis allé la visiter à Candiac l’été dernier avec mon ami Jean-Pierre, elle nous a dit qu’elle ne voulait même pas être incinérée après sa mort par peur du feu.1

Oui, nous allions passer au feu, et ce n’était pas sans fondement. En effet, notre résidence-restaurant-salon de barbier-salle de quilles-magasin avait pour voisin l’hôtel du village, le plus imposant  édifice de Delson avec son bar, ses quelque 15 chambres ou à peu près et qui comprenait également la résidence familiale. Le propriétaire, dont je tairai le nom, était également secrétaire de la petite municipalité et de la commission scolaire. Celle-ci était locale à l’époque. Tout le monde dans le village savait que l’hôtelier fraudait ces deux institutions et que le seul moyen pour lui d’échapper à la justice était de faire disparaître les livres de compte, donc de les faire brûler. Pour ce faire de façon acceptable, il fallait que tout l’édifice y passe.

À droite l’hôtel ; le x indique notre maison. Photo vers 1922.

Ainsi, dans la famille, nous savions que nous passerions au feu, c’était inévitable à cause de la proximité des maisons et des dépendances.  Entre l’hôtel et notre maison, il n’y avait que l’espace nécessaire à la circulation de notre automobile. Entre les hangars de bois, il y avait à peine quelques pieds. La constatation était évidente. Il était impossible que le voisin passe au feu et que nous y échappions.

Les relations avec le voisin n’étaient pas au beau fixe, ce qui n’arrangeait pas les choses. Par malice, il avait installé un élevage  de porcs dans l’un de ses hangars. De plus, mon père avait dû, par nécessité, lui acheter un terrain adjacent à notre restaurant à un prix exorbitant, ce qu’il n’avait pas digéré. Je me rappelle être entré une seule fois à l’intérieur de l’hôtel. C’était avec mon frère Jules. Je me souviens de l’odeur de houblon qui m’était désagréable. C’était en hiver, Jules et moi, pris d’une belle générosité, avions décidé de déblayer l’entrée de l’hôtel et le monsieur en question, pour nous remercier, nous avait offert un coca-cola. La remontrance de ma mère ne se fit pas attendre : « Il ne fallait pas fréquenter ce monsieur ». Bref, le voisin constituait ce que j’ai depuis appris à appeler « un environnement hostile ». Il nous menaçait de nous faire passer au feu. D’ailleurs, mon père à trois reprises avait contrecarré ses plans. Il introduisaIt son boyau d’arrosage dans un trou d’air de la cave et réussissait ainsi à  éteindre le feu que le voisin  avait allumé près de sa fournaise,  ce qui pouvait laisser croire  qu’il s’agissait d’un feu accidentel.

Dans l’esprit de la famille, il n’y avait pas de doute, nous allions passer au feu et tout était planifié en fonction de cet événement inéluctable. Mon père stationnait toujours son auto de reculons dans son garage pour sortir plus rapidement. Chaque soir, nous alignions toutes les chaises de la cuisine le long du mur afin d’éviter de nous enfarger lorsque nous aurions à déguerpir en vitesse étant donné qu’il fallait sortir par en avant alors que l’escalier qui menait aux chambres du deuxième était orientée vers l’arrière. La vaisselle des grandes occasions était soigneusement emballée dans des boîtes afin de pouvoir sauver ces précieux objets. Des couvertures de laine étaient toujours bien rangées dans l’auto. Il était entendu que nous irions coucher chez les parents d’Arthur Monette, notre fidèle ami et employé. Mon père posterait des gardes aux portes pour éviter le vandalisme avant que le feu prenne et notre cheval, le « Blond », serait mis à contribution pour sauver quelques objets du magasin. Il y avait certes d’autres mesures préventives qui m’ont échappées.

Un jour, l’inévitable arriva. C’était durant la nuit, vers deux ou trois heures du matin, une nuit glaciale du début janvier, le sept, si ma mémoire est bonne. Il y eut de grands coups de pieds frappés dans la porte d’entrée et un voisin, un monsieur Bellefleur, cria à mon père : « Cette fois-ci, tu ne l’éteindras pas, il est pris pour vrai ». Par le fait même, nous étions tous réveillés et ce fut le branle-bas. Les réflexes étaient déjà aiguisés. Sauf que Jules et moi décidâmes de sauver nos patins, ce qui n’était pas prévu. Je me rappelle, qu’une fois dans l’auto, avoir vu les flammes s’échapper de la toiture du voisin. Puis comme que prévu, nous allâmes finir la nuit chez les parents d’Arthur.

Il y avait bien à l’époque quelques bornes-fontaines dans le village, des boyaux que l’on transportait avec des moyens de fortune et des pompiers volontaires, mais pas de camion à incendie, encore moins d’échelle. Les moyens de combattre les feux étaient donc rudimentaires. Tout l’édifice y passa sauf le mur de brique de notre côté. Ce mur resta debout parce qu’il n’y avait pas de fenêtre, mon père ayant toujours refusé d’accorder une dérogation à ce mauvais voisin. Je me rappelle avoir vu des hommes, le lendemain matin, faire tomber ce mur à l’aide d’un câble d’acier par mesure de prudence. Et notre maison était toujours là, nous n’avions pas passé au feu. Ce fameux mur de brique avait en partie sauvé notre maison. Arthur était monté sur le toit du hangar et avait éteint les étincelles au fur et à mesure qu’elles s’abattaient sur la toiture. Et puis, il y avait eu notre curé de la  paroisse, M. Lafortune, qui, selon maman, était venu, en pleine déflagration, faire un signe de croix entre les maisons en disant quelque chose comme : « On ne fait pas des choses comme ça à d’honnêtes gens. »

Lendemain de feu. Peut-être en 1937

Oui, malgré toutes les prévisions, nous n’avions pas passé au feu. La chaleur avait été tellement intense que le mur de notre maison en bardeaux d’asphalte avait fondu. Il ne restait que quelques planches calcinées de la clôture en bois qui séparait les propriétés.  Aucun autre dommage à la maison. Les gardes postés aux portes avaient empêché tout vandalisme. Le lendemain qui était un dimanche, Jules et moi avons chaussé nos patins et ma mère avait commencé à planifier les réparations. Il y eut un procès ; justice fut faite.  Mon père put acheter tout le terrain du voisin à un prix qui rééquilibrait celui payé auparavant pour le terrain adjacent à notre restaurant. Par la suite, nous n’avons plus eu aucun voisin. C‘est le cas de le dire, nous avions été échaudés.

1 Ce texte a été écris, il y a quelques années. Ma sœur Julia est décédée en 2015  à l’âge de 95 ans. Selon ses volontés, elle fut enterrée dans le cimetière de Delson.

Louis Trudeau                                                                                                                  le 15 février 2021

5 commentaires sur “HISTOIRE D’UN FEU ANNONCÉ

  1. Bonjour Louis, j’ai adoré cette histoire. J’espère que tu vas bien. Ici le temps se radoucit, 19° hier et les jonquilles sont épanouies. J’aime mieux ça que du verglas😅🤣 Fais attention à toi, Bisous de cousine Danielle

    Envoyé de mon iPad

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    1. Bonjour Danielle
      Merci pour le commentaire. Oui, il y a des événements de notre enfance qui nous marquent pour pas mal longtemps.
      Heureux de constater que chez vous le printemps est déjà là. Ici il faut attendre encore au moins un mois. Heureusement que j’ai toujours mes activités d’écriture.
      Dernièrement, j’ai eu à revoir mes connaissances en ce qui concerne la grotte de Lascaux. Je crois que ce n’est pas très loin de Bergerac. Est-ce que je me trompe ?
      Je t’embrasse
      Cousin Louis
      ________________________________

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